Rielh s'avança, tout tremblant. Les poèmes qui tapissaient les murs de la salle réduisaient à néant la plus petite étincelle d'espoir qui aurait pu naître en lui. Il en avait lu quelques uns, mais avait vite abandonné. Il aimait dire que c'était pour éviter de se laisser influencer, mais en réalité à chaque nouveau parchemin son coeur se serrait et le laissait avec une impression de misérable inutilité au coeur d'un monde trop grand, trop fort, pour lui.
Il s'était cependant résolu à faire abstraction de - presque - toutes ses peurs, et posa le pied sur l'estrade. Quelques mètres devant lui se tenait le jury, effrayant de part la totale confiance et sympathie qu'ils inspiraient. Il sourit faiblement, inspira profondément - une demi seconde seulement tant ses poumons étaient contractés - et mis un pied devant l'autre.
Il faillit défaillir lorsque les membres du petit comité le regardèrent en souriant, mais tint bon, et enonça un "Bonjour Mesdames, Messires" sincère, bien que presque inaudible.
Il passa une main étonament stable dans sa sacoche et sortit un rouleau de parchemin joliment roulé - il faut dire qu'il avait passé des heures à trouver un moyen d'en attacher le ruban à la manière qui lui convenait.
Il avait beaucoup aimé la façon dont étaient présentés certains poèmes, finement tracés sur des parchemins coûteux, et bien qu'il n'ait utilisé qu'un vieux bout de parchemin comme à son habitude il s'était appliqué autant que possible.
Son coeur commençait à se calmer, l'effet des herbes que lui avait fourni un ami alchimiste devait débuter, et il déroula lentement et cérémonieusement le rouleau de papier.
Un observateur aguerri aurait vite remarqué que le corps de Rielh s'était soudain affaissé de quelques centimètres, tandis que quiconque n'aurait vu que ses yeux semblant vouloir s'échapper de ses orbites et son menton trembler.
Mais cet état lamentable ne dura que quelques secondes, le jeune homme se reprit étonnament vite et fourra précipitament le parchemin dans sa besace.
"Ahem, hum, en fin de compte, je ne puis vous fournir de copie, euh... correcte. Des soucis de... couture m'en empêchent." Bredouilla-t-il. "Par conséquent et si vous me le permettez, j'aimerais réciter mon oeuvre de mémoire."
La foule présente dans la salle, discutant ou lisant des poèmes affichés au murs en attendant le prochain candidat qui lirait son oeuvre, fut remuée d'un mouvement. Il était rare - peut-être inédit - qu'un participant ne se serve pas d'un parchemin pour exposer son poème. Le jury se concerta d'un regard, et sa proposition fut acceptée d'un hochement de tête.
Rielh se redressa légèrement. Il connaissait son texte par coeur, pour l'avoir travaillé bien longtemps, et se racla discrètement la gorge. Il était parfaitement serein, bien que conscient de la situation dans laquelle il se trouvait, toutes les oreilles tournées vers lui ; il se promit de remercier chaleureusement l'Herboriste pour cette aide précieuse.
La voix claire et profonde s'éleva dans les airs.
De KawaiiElle se plie, elle se tord,
Dans son lit point s'endort ;
Elle se tord, elle se plie,
Elle est Mort, elle est Vie.
Y'en a qu'ont peur, y diz' qu'ell' mord, dévor'
Ben z'ont tort et s'leurr', d'ell' dépend beaucoup mon sort
Et c'est quand qu'y dorm' tous, hormis ma barqu' calèch',
De Kawaii les maill' j'épouse et j'y pêch'.
Qui se tortille, saute et qui frétille,
En bancs qui erre, au bancal air d'armée de quilles
Evincées, hameçon acéré polisson,
De Kawaii qui les victuailles sont.
Tape loupe frappe coupe et tranche,
Etanche au cris, de vie, de sang je m'épanche,
Le mien le leur mêlés, emmêlées nos armures;
De Kawaii je bataille pour les murs.
Un roc cornu, art baroque déchu,
Deçu biscornu qui bien vite ne l'est plus,
La lame de l'eau le limant comme aliment,
De Kawaii le flot taille de ses dents.
Et moi poète la tête en émoi,
Des mois ma muse s'amuse, m'use et me noie,
Fuyant ma plume luisante de noire écume;
De Kawaii je raille les amertumes.Le jeune homme avait fermé les yeux. Il inspira tranquillement et ouvrit les paupières pour découvrir les visages sympathiques mais impassibles des membres du jury. Il s'inclina respectueusement et sortit lentement mais à grands pas, pressé de sortir de cet étau de regards qu'il n'osait croiser.
Un peu plus loin, sur le chemin menant à la batisse, un parchemin froissé était enfoui au pied d'un arbre. Celui qui s'en était débarassé avait pris soin d'éliminer les quelques plantes parasites grimpant le tronc, et savait que le parchemin et l'encre qui le recouvrait fairaient un très bon engrais dans quelques jours, lorsque décomposés.
En le découvrant, quelqu'un aurait pu y lire :
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A quelques lieues de là, Rielh s'était enfin décidé à recoudre le trou de sa besace que l'humidité pénétrait, et manipulait une aiguille en marmonnant.